Les prix de cession renouent avec ceux atteints de 2005 à 2007, faisant craindre la formation d’une bulle. Quelles sont les raisons d’une telle surchauffe et quelles en sont les conséquences ? Une bulle spéculative est-elle en formation ? Est-ce le bon moment pour vendre son entreprise ?
L’emballement des prix de cession, fantasme ou réalité ?
Le marché mondial de la fusions-acquisitions (ou M&A en anglais) a le vent en poupe. Depuis 2016, ce marché connait une croissance fulgurante, tant en volume qu’en valeur. Corrélativement, les mécanismes de leviers tels que le LBO fréquemment utilisés pour mener ce type d’opérations, tirent également leur épingle du jeu. En France, le nombre de LBO annuels annoncés a atteint le niveau inédit de 200 en 2016 et n’est toujours pas retombé en dessous de ce seuil symbolique.
Parallèlement à ce regain de forme du secteur des M&A, un chiffre alerte plus particulièrement les spécialistes : celui des multiples de valorisations appliqués. D’après Argos-Soditic, principal baromètre des valorisations mid-cap, le multiple moyen d'EBITDA - agrégat financier international comparable à l’EBE - utilisé représente en 2018 10,2 fois la valeur d’entreprise des cibles, contre 9,7 en 2007-2008 peu avant la crise économique et financière.
Il est vrai que la hausse des prix de cession se justifie pour certaines entreprises par leurs surperformances et par l’amélioration de leurs outils opérationnels. S’il est également probable que cette tendance puisse profiter à des entreprises moins performantes, tirant avantage de la liquidité des marchés pour se vendre à des prix soutenus, une nuance est toutefois à apporter.
L’information demeurant confidentielle et non publique sur le marché du non-coté, les opérations dévoilées proviennent essentiellement de sociétés phares, dotées d’une forte croissance et qui, ayant fait l’objet d’une forte tractation sur le marché, souhaitent communiquer sur leur succès. De la même manière, les entreprises ayant été vendues à bas prix n’ont pas tendance à le crier sur tous les toits. Moralité, les multiples médians révélés, qui constituent la base des chiffres accessibles et communiqués au grand public, sont donc à modérer.
Quels sont les facteurs qui impulsent cette tendance haussière ?
Des taux d’intérêts au plus bas et une hausse des liquidités à investir
Les fonds de Private Equity n’ont jamais eu autant de cash à investir, et ces milliards d’euros à dépenser font grimper les prix de cession.
Les acteurs du Private Equity récoltent de l’argent plus vite qu’ils ne le dépensent. Ils ont ainsi accumulé un niveau inégalé depuis 2007 de liquidités destinées à être investies dans des PME ou des groupes en restructuration, désignées par le terme « poudre sèche » dans le jargon financier.
Cette montagne de cash tire son existence d’un environnement de taux extrêmement bas, proches de zéro, incitant les investisseurs à se tourner vers les entreprises non-cotées, plus risquées et aux rendements corrélativement bien plus élevés (généralement plus de 10%).
Résultats, ce faible niveau des taux et la crainte de les voir remonter provoquent la multiplication empressée de réalisation de deals, et ainsi la flambée des prix de cession. Ces derniers atteignent un tel niveau que les « bonnes affaires » se font rares, mettant les investisseurs face à la réalité d’une surchauffe.
Une compétition accrue entre fonds
Le contexte de taux bas a offert de merveilleuses opportunités pour la classe d’actifs du non-côté, présentant des taux de rendement inédits, et suscitant l’intérêt de nouveaux types d’investisseurs. Les fonds de Private Equity se retrouvent alors en concurrence avec de nouveaux acteurs (fonds souverains, fonds de pensions, family offices etc…) au coût du capital moins élevé, contribuant ainsi à faire grimper les prix de cession.
Les experts du secteur bancaire se rassurent néanmoins en soulignant que les régulateurs auditent fréquemment les prêts octroyés par les banques qui structurent les opérations financières à haut risque, à défaut de superviser les fonds de Private Equity.
La hausse du recours aux montages à effet de levier
Un signe supplémentaire de surchauffe réside en la progression du niveau moyen des leviers dans les opérations de LBO. L’effet de levier désigne le recours à l’endettement de certaines entreprises pour augmenter leur capacité d’investissement. Seulement, cet effet de levier n’a d’intérêt que si les bénéfices dégagés grâce à l’endettement deviennent supérieurs au coût de cet endettement, rendant cette opération risquée pour des entreprises fragiles, ou n’offrant que peu de visibilité sur le potentiel de croissance futur de leur activité.
Le niveau moyen des leviers dans les opérations LBO a donc atteint un ratio (dette/EBITDA) de 5,1, même s’il reste encore loin du niveau critique fixé à 6 par la BCE. La Banque de France s’est d’ailleurs inquiétée à ce sujet du relâchement des conditions d’octroi des financements d’entreprises à effet de levier en France.
Concernant les prêts bancaires, cette tendance pourrait s’avérer particulièrement néfaste en cas de hausse des taux pour les entreprises les plus fragiles. Pour les prêts non bancaires, cette même hausse pourrait mener à une réallocation du portefeuille des investisseurs, qui privilégieraient alors les actifs obligataires moins risqués, exposant les sociétés non financières à des coûts de (re)financements plus élevés.
La prépondérance de la demande sur l’offre
Si les cédants d’entreprises non-cotées se font rares sur le marché du non-coté, où plutôt ne manifestent que très peu leur volonté de céder de manière publique, les repreneurs eux se font de plus en plus nombreux. En effet, le recours à la croissance externe par les dirigeants de PME se démocratise, venant enrichir les rangs des potentiels repreneurs. Ainsi, on recense aujourd’hui 5 repreneurs pour un seul cédant, ratio qui selon la loi de l’offre et la demande contribue à la hausse des prix de cession.
La difficulté à valoriser les start-ups
Valoriser une start-up qui démarre tout juste son activité et dont la valeur repose uniquement sur des hypothèses sur son potentiel de croissance n’est pas chose aisée. Cette problématique s’illustre par les spéculations sur la capacité de croissance de jeunes pousses, boostées par l’explosion des secteurs des nouvelles technologies et du digital. Sans toujours être rentables, les entreprises du secteur suscitent un fantasme auprès des investisseurs, qui leur reconnaissent volontiers un potentiel de croissance fulgurant, de développement à l’international et de rupture avec leurs marchés traditionnels, ce qui a pour conséquence une survalorisation de certaines d’entre-elles. Trois facteurs renforcent cette tendance :
Les méthodes de valorisation : Qu’il s’agisse tant de la méthode DCF ou bien celle des comparables (article détaillé : "Comment appréhender la valeur de son entreprise ?"), aucune ne détermine avec exactitude la valeur intrinsèque d’une entreprise. Quand la première méthode se base sur des estimations (taux de croissance et rendements futurs), la seconde ne permet pas non plus de se soustraire à la dynamique haussière des multiples appliqués puisqu’elle s’y réfère.
L’absence d’informations : La valorisation des PME non-cotées est compliquée par l’absence de données sur la valeur de marché de leurs titres. La seule référence existante demeurant les sociétés cotées du même secteur, une décote s’applique, basée sur des données empiriques et difficilement justifiables.
L’application de premiums : En plus des méthodes de valorisation traditionnelles s’applique généralement aux start-ups innovantes des primes, évaluées sur la base d’avantages concurrentiels, de barrières à l’entrée, de critères stratégiques et de réaction du marché à l’offre. Ces premiums sont souvent traduits positivement grâce aux profils avant-gardistes d’entrepreneurs charismatiques et novateurs.
Surchauffe temporaire des prix de cession ou bulle spéculative prête à éclater ?
Une bulle se définit comme une hausse excessive et artificielle des prix, déconnectée de la valeur financière intrinsèque de l’actif. La hausse soutenue des multiples peut interroger quant à l’authenticité de la valorisation de certains actifs. L’envolée des multiples dans des secteurs où ils sont historiquement faibles, tels que le conseil, ou encore la surévaluation de certaines start-ups innovantes pourtant non rentables viennent en effet nourrir ces interrogations.
Néanmoins, certains éléments préviennent le marché français d’une hausse déraisonnable des prix de cession. Même si les fonds à investir restent particulièrement élevés, les niveaux de valorisation ont atteint un tel stade que certains investisseurs préfèrent ne pas entrer dans la danse, par crainte d’un investissement non rentable. De plus, la pratique en France a développé des « management packages » (article associé : "Management packages : Comment bien les négocier ?") très favorables aux managers aux vues de ce qui se pratique à l’étranger, ce qui peut freiner les sponsors peu habitués à notre marché.
Si les gardes fous bancaires mis en place au lendemain de la crise financière de 2008 contiennent l’emballement des prix de cession, il est légitime de s’interroger sur la capacité des acquéreurs et investisseurs à retrouver à la sortie le fort rendement escompté. Une autre inquiétude provient de l'aptitude de certaines cibles à rembourser leur dette LBO, parfois abusivement utilisée. Cela pourrait à terme s’avérer financièrement insoutenable en cas de remontée marquée des taux d’intérêt. Si tous les voyants sont aujourd’hui au vert pour soutenir les prix de cession, le contexte pourrait basculer rapidement vers des conditions moins favorables.
En bref :
Une hausse des prix de cession, pour quelles raisons ?
Des taux d’intérêts au plus bas et beaucoup d’argent à investir
Une compétition forte entre fonds d’investissement
Le déséquilibre entre le nombre de repreneurs et le nombre de cédants
Une précipitation dans la clôture des opérations, de peur de la remontée des taux d’intérêt
La survalorisation de certaines start-ups
EST-CE LE MOMENT DE VENDRE ?
La hausse des multiples, des valorisations et du recours à la dette font craindre une bulle
Une remontée des taux n’est pas à exclure
Les conditions pour favoriser les prix élevés sont aujourd’hui réunies, et ne le seront probablement plus autant par la suite